Première époque : de 1810 (le code pénal) à 1889.
On parle indistinctement de prévention ou de prévention de la délinquance.
- Le précepte est qu’il vaut mieux prévenir que guérir : prévention et répression sont vécues comme « les deux mamelles d’une même politique ».
- Les criminologues en vogue à l’époque renvoient à la notion de « milieu ». De leur point de vue il y a des milieux mauvais, peu propices à l’éducation : ainsi, l’enfant pauvre aurait des parents « incompétents » dont il convient de l’éloigner, et on l’enferme. Nous sommes alors dans le registre du maintien de l’ordre. Plus l’enfermement est long et plus on pense qu’il est salutaire : donc il dure aussi longtemps qu’il est possible juridiquement.
- Les garçons sont envoyés en colonies pénitentiaires agricoles, dans des établissements ceinturés de champs, loin de tout : la campagne aurait ainsi un effet moralisateur. Ils sont employés toute la journée aux travaux agricoles.
- Les filles, elles, sont placées dans des couvents et confiées à des congrégations religieuses : elles restent en ville mais toujours derrière la clôture où elles sont employées dans des ateliers de couture.
L’article 66 du code pénal de 1810 stipule que : « Lorsque l’accusé aura moins de seize ans, s’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction, pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année. »
- Par conséquent, les enfants de ces « mauvais milieux » ayant commis un petit délit (par exemple le vol d’une miche de pain). peuvent se retrouver « enfermés » jusqu’à 21 ans. Ainsi, 95% des « jeunes détenus » placés en éducation correctionnelle sont des « articles 66 ». De sorte que l’enfant ainsi « acquitté » se retrouve enfermé plus longtemps que l’enfant estimé coupable et responsable de son acte qui lui, est condamné et mis en prison en fonction de la gravité de son délit.
Deuxième époque : de la loi de 1889 à 1918.
La loi de 1889 sur la déchéance de la puissance paternelle (complétée en 1898 par une loi sur l’enfance martyre) est importante : c’est la première loi de protection de l’enfance.
- Elle crée une nouvelle catégorie de population à prendre en charge, celle de l’enfant « en danger ». L’Etat désormais se donne la mission de placer cet enfant dans des institutions afin de le protéger de ses parents. On se situe sur le terrain d’arguments hygiénistes : il s’agit de rendre la ville propre, de nettoyer les rues de ces petits vagabonds qui y traînent le soir…
- Au départ les parlementaires voulaient séparer ces enfants-là des délinquants et projetaient d’ouvrir ce qu’ils ont appelé des « maisons de préservation ». mais, faute de moyens, ces maisons ne verront pas le jour et les enfants en danger seront placés en maison de correction avec les « articles 66 » et les autres enfants délinquants.
- On voit là à l’œuvre la CONFUSION qui s’installe entre les concepts de protection de l’enfance et de prévention de la délinquance, entre l’enfant en danger et l’enfant dangereux : protéger l’enfant, le protéger de ses parents, et protéger la société de cet enfant.
La prévention de la délinquance est associée à la protection de l’enfance et même enchâssée dans ce concept qui devient dominant à partir de la loi de 1889. L’ensemble est géré par l’administration pénitentiaire, qui dépend du ministère de l’Intérieur jusqu’en 1911 puis ensuite du ministère de la Justice. A partir de 1918-1919 apparaît le ministère de la Santé qui réinvestit la protection de l’enfance dans une perspective sanitaire et hygiéniste. On se soucie de la santé morale et physique des enfants : c’est la grande période du développement des colonies de vacances (les dites « croisades de l’air pur », etc.). Après la Première guerre, la France connaît un creux démographique, et « on a trop peu d’enfants pour qu’on puisse en perdre »….
Troisième époque : à partir de 1945, la Prévention spécialisée
- 1942, les premières écoles de « rééducateurs et rééducatrices »
- 1945, des juges spécialisés dans le droit des mineurs : les juges des enfants.
Des expériences se font jour de manière concomitante mais non concertée, que ce soit à Lille (Fernand Deligny), Paris, Rouen, Nancy, Marseille, puis Lyon et d’autres villes encore.
- Elles sont le fait de militants du social qui ont pris conscience de l’importance du quartier : quelques tout nouveaux rééducateurs et rééducatrices, mais aussi des assistantes sociales, des juges des enfants, des psychiatres, des délégués à la liberté surveillée, et même des banquiers, et autres notables.
- Ils développent une position alternative, la prévention de rue, et induisent une rupture en affirmant qu’il n’est pas nécessaire d’éloigner le jeune de sa famille (internats, foyers de semi-liberté, et autres structures …) mais au contraire qu’il faut être auprès de ces jeunes, là où ils vivent et s’appuyer sur les forces vives du quartier (c’est une époque où l’on demande souvent aux éducateurs de loger là où ils interviennent).
Cette nouvelle pratique éducative est une véritable invention, et il s’agit de la faire reconnaître : les premières expériences commencent à être diffusées dans la presse spécialisée, dans des congrès de professionnels, dans diverses commissions de travail…
- Les phénomènes de bandes et tout particulièrement l’événement « blousons noirs » en juillet 1959 arrivent à point nommé, créant dans la société française de l’époque un effet de traumatisme que les pionniers sauront mettre à profit pour chercher des financements un peu plus conséquents.
Il s’agit de s’organiser : ce sera le fruit de décisions collectives, prises par la base, toujours constituée en plateformes. Les premiers collectifs fabriqueront des critères et établiront des listes pour décider qui fait partie ou non de ce secteur.
Il s’agit désormais de construire des références : parmi les théories qui s’élaborent, on distinguera par exemple le loisir « éducatif » (quand le loisir est un objectif en soi) du loisir « curatif » (pratiquer un loisir pour « accrocher » les jeunes).
Au début des années 1950, cette manière de travailler avec les jeunes sera dénommée « prévention spécialisée ».
Il s’agit aussi de trouver des financements : au début il n’y a pas de dispositif national, les financements viennent des villes, de la sécurité sociale, des CAF (qui participent beaucoup à cette époque), des associations elles-mêmes (à travers les adhésions), et aussi de quelques philanthropes. Le premier ministère qui s’y intéresse, étonnamment, c’est celui de la Jeunesse et des Sports sous la houlette de Maurice Herzog qui impulse la Fédération parisienne des clubs et équipes de prévention et subventionne 5 associations à titre d’expérimentation. Tout cela cependant reste encore incertain et ponctuel.
Le premier texte structurant ce secteur date du 20 avril 1959 et émane du ministère de la Santé publique et de la population, mais ce n’est encore qu’une circulaire.
- Il y est affirmé la nécessité de soutenir les clubs et équipes de prévention créés par des associations implantées dans les « quartiers populeux » et qui œuvrent « à attirer les jeunes constitués en bandes et qui échappent aux cadres normaux de la société ».
- Beaucoup plus tard, viendra l’arrêté interministériel du 4 juillet 1972 qui signe le rapatriement au ministère de la Santé et entérine l’appellation « prévention spécialisée ».
Dans toute la période de démarrage de la prévention spécialisée, la question a toujours été posée de savoir sous quelle autorité l’abriter.
- Question débattue à plusieurs reprises dans des congrès : certains suggèrent de la rapprocher de la police comme cela se fait aux USA, d’autres pensent aux Sauvegardes qui ont eu un regard bienveillant sur cette nouvelle pratique professionnelle, d’autres encore et notamment le juge des enfants Jean Chazal, pensent que cette autorité pourrait être à l’occasion confiée au juge des enfants mais lui-même constate que l’intervention du juge commence à partir du moment où il y a conflit : alors comment pourrait-il intervenir en amont ? Il y a eu aussi quelques tentations interministérielles mais ce type de construction a le défaut d’être toujours faible car on ne sait jamais quel ministère décide.
- Finalement c’est le modèle association loi 1901 qui s’est imposé à partir de la réalité du terrain qui voyait se constituer des associations de quartiers, de militants, et de professionnels côte à côte.
La prévention spécialisée s’est toujours située dans un « ni-ni » ou un « et-et ». On y a souvent entretenu le culte du secret, de l’entre-soi avec le risque de la solitude et au prix d’une moindre visibilité, mais aussi avec le gain de l’indépendance, de l’autonomie, de l’inventivité.
- Depuis 1945, elle a été courtisée, instrumentalisée, voire accaparée par les politiques ; oubliée aussi parfois. Par exemple en 1983, quand s’élabore le rapport Bonnemaison (Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité) qui aboutira au Conseil National de Prévention de la Délinquance (décliné en CDPD & CCPD), les éducateurs de prévention spécialisée ne sont pas invités alors que les personnels de l’éducation surveillée (actuelle PJJ) sont fortement associés à ces travaux !
En conclusion
Au-delà des fabrications institutionnelles et de l’usage politique (voire électoraliste) qui est fait des concepts de prévention de la délinquance et de protection de l’enfance, leur opérationnalité n’est guère flagrante. Et les lois récentes (2002, et les deux lois de 2007) ne clarifient pas leurs contours.
Si on jouait au bonneteau [1] et que chaque carte représentait un de ces concepts, le bonneteur retournerait les cartes mais plus personne ne les reconnaîtrait. Pas sûr d’ailleurs que lui-même ne s’y perde pas…
Pourtant, la prévention spécialisée est là et bien présente, elle s’est fortifiée, devenant une solution incontournable, tout en restant un collectif engagé, voire militant.
Elle a sa méthode, qui est aussi une façon d’être et de faire : ses éducateurs sont « spécialisés » en prévention spécialisée, sachant qu’il n’y pas que des éducateurs qui y participent, d’autres personnes et d’autres métiers y sont associés, et il en a toujours été ainsi.
La prévention spécialisée constitue un mouvement au sens social du terme et, même si elle élargit ses financements, même si elle fait du lobbying, elle ne risque rien parce que ses valeurs sont solides. Il n’est pas nécessaire pour elle d’épouser les abris institutionnels dont elle dépend.